«L’homme est-il condamné à se faire des illusions sur lui-même ?» ; «La culture dénature-t-elle l’homme ?» ; «La liberté de parole suffit-elle à rendre l’homme libre ?» ; «Qu’est-ce qu’un homme seul ?», etc. Comme tous les ans, des hordes de lycéennes ont dû lundi, lors de l’épreuve de philosophie, se questionner sur l’homme par-ci, s’interroger sur l’homme par-là. Des lustres, que c’est la même rengaine. Alors en cette semaine 2014 de baccalauréat, il est plus que temps de rendre au vrai César sa couronne de lauriers. A savoir, la femme. Et ce, en poussant un énorme :«Allez les filles !» Le cri de la revanche, quand on sait qu’elles ont dû attendre 1861 pour qu’une pionnière décroche l’examen, ou 1924 pour que les programmes et les épreuves deviennent identiques pour les deux sexes. L’encouragement est amplement mérité vu le chemin parcouru : à en croire les statistiques du ministère de l’Education nationale, elles sont désormais plus nombreuses dans une génération à être bachelières (79,3%) que les garçons (74%). Enfin l’égalité ? Voire le début d’une suprématie féminine ? Ça se discute. En trois points. Comme dans le rituel, thèse-antithèse-synthèse.
QUAND LES EXAMINATEURS SORTAIENT LES BOULES…
Longtemps, les filles (et, pour être honnête, les garçons de condition modeste aussi) ont été exclues du bac. «Qu’en déduire ?» lance déjà le chœur des philosophes, jamais en reste d’une myriade de questionnements (notamment quand il s’agit de faire plancher les terminales) : «Le rôle de l’historien est-il de juger ?» ou «Faut-il oublier le passé pour se donner un avenir ?» Cela étant exposé, on se permet de rappeler quelques faits. Les filles, chers jurés, ont dû attendre Jules Ferry et la loi Camille Sée du 21 décembre 1880, pour enfin bénéficier d’un enseignement secondaire. Et d’un examen couronnant ces d’études. Un bac ? Que nenni. «A l’époque, insiste l’historien de l’éducation Claude Lelièvre (1), on considère que les filles sont destinées à être ministre de l’intérieur[comprenez de la maisonnée, ndlr],alors que les garçons sont destinés à l’économie, aux relations étrangères, etc. Elles n’ont pas le même enseignement. Les garçons étudient notamment latin et grec. Pas les filles, ce qui leur bloque tout accès aux carrières d’hommes.» On notera, d’ailleurs, qu’en cette fin de XIXe, le mot «étudiante» désigne la compagne de l’étudiant.
Une femme, cependant, est restée dans les annales. La Vosgienne Julie-Victoire Daubié qui, en 1861, est la première française à décrocher son bachot. Elle a 37 ans et a dû batailler dur pour qu’un jury accepte sa candidature. Le 17 août à Lyon, Julie-Victoire, qui a étudié le latin et le grec avec son prêtre de frère, remporte six boules rouges, trois boules blanches et une boule noire. Ce système de boules était le moyen de vote des professeurs examinateurs. Une boule blanche signifiait une abstention, une boule rouge favorable à l’obtention, une noire, un avis défavorable. C’est dans la poche.
LA LONGUE MARCHE…
«Un peu avant la Première Guerre, des lycées privés laïcs commencent à préparer les filles au bac. Enfin, dans l’effervescence du féminisme, le ministère leur ouvre l’examen en 1924. Les filles attaquent alors une longue marche. Elles finiront par prendre le pouvoir», raconte Claude Lelièvre. 1925 : le latin est introduit dans leur cursus. Petit à petit, les programmes vont devenir identiques, «même si, au début, souligne Claude Lelièvre, les filles ne font pas trop de maths ou de physique, ces matières dont on dit alors qu’elles « dessèchent le cœur »». A la Libération, elles sont à égalité avec les garçons sur le bac littéraire. Mais, en sciences et en maths, ça rame un peu. En 1950, seulement 15% des filles se présentent à l’équivalent d’un bac S (scientifique) ; en 1969, elles ne comptent encore que pour 25%. «Petit à petit, elles grignotent des places dans toutes les sections. Mais, sous une apparente parité, les filières restent très sexuées», analyse Claude Lelièvre.
C’est bien ce que montre un décryptage au laser de la cuvée 2012 du bac. D’accord, elles ont globalement un meilleur taux de réussite (86,7%) que les garçons (82,3%). Oui, elles ont représenté, cette année-là, 56, 4% des reçues au bac général, mais dans le détail : 79,6% au bac L (littéraire), 62% au bac ES (économique et social) et… 45,7% au bac S. Et elles ont été 52,5% à décrocher un bac technologique, mais avec une surreprésentation (92,8%) au bac ST2S (sciences et technologies de la santé et du social). Enfin, elles n’ont compté que pour 40% des bacs pros (massivement dans le domaine des services).
TOUT ÇA POUR ÇA ?
Les filles, ces marcheuses, une fois le bac en poche, ne sont que 29,7% à faire une classe préparatoire scientifique aux grandes écoles. Et seulement 27% à attaquer une formation d’ingénieur. Si elles sont souvent majoritaires en licence et en master, ce n’est plus le cas en doctorat. La suite, on la connaît : les femmes représentent 48% de la population mais, par exemple, 15% des présidents d’université, 18% des dirigeants d’entreprises, etc. A désespérer ? Claude Lelièvre se veut rassurant : «Les filles poursuivent une inexorable montée. Et il y a eu, ces dernières décennies, plusd’évolution dans le domaine du genre que dans la réduction des inégalités liées à l’origine sociale.» Et si on est une fille pauvre ?
(1) Claude Lelièvre a publié «les Politiques scolaires mises en examen : onze questions en débat», ESF Editeur (2008), 212 pp., 24,35€.